Jane, un meurtre / Une partie rouge, de Maggie Nelson

Toile de Jouy, Fleurs au naturel, Manufacture Oberkampf. 
Collection Musée de la Toile de Jouy. 


Le livre présente, tête-bêche, deux textes de Maggie Nelson : d'un côté, Jane, un meurtre. De l'autre, Une partie rouge. Tête-bêche, comme deux sœurs qui décident de dormir dans le même lit parce qu'ensemble elles peuvent mieux comprendre ce qui leur arrive à chacune. 

"Dans l'espoir que tu ne cesses jamais de grandir, pas seulement pour qui tu es mais pour ce que je suis quand je suis avec toi : moi-même."écrit Jane à sa sœur Barb, en 1966. Puis, Jane meurt assassinée et Barb a deux filles, Maggie - l'autrice du livre que nous tenons entre nos mains - et Emily. 

Maggie et Emily grandissent quelques années ensemble. C'est Maggie qui nous transcrit les voix qui s'expriment, quarante années durant, suite à cet assssinat. Emily,  fuguant d'un pensionnat correctionnel où elle avait été envoyée par leur mère, rentre un soir en cachette à la maison et Maggie la recueille dans son lit - un instant, elle a l'impression que tout est résolu, qu'elles pourront vivre ainsi toujours, cachées sous les couvertures. Cabane. 

Alors sans doute Jane, un meurtre et Une partie rouge sont elles aussi deux pentes inverses, appuyées l'une contre l'autre pour former comme un toit, celui de la cabane sous laquelle Maggie Nelson peut, quelques instants, croire qu'elle pourra vivre. 

Jane, un meurtre est un long poème composé de fragments des journaux intimes de la défunte, de sa correspondance, mais aussi des réflexions de l'autrice, des Amazon-reviews des acheteurs de livres sensationnels sur les tueurs en série, et de toutes les bribes de phrase que l'autrice entend et récolte, dès lors qu'elle prétend mener cette quête poétique.

L'inspecteur de Une partie rouge tient dans sa main, à tout instant, une édition de Jane, un meurtre, qui fait partie à ses yeux des pièces à conviction. Lecteurice, on a donc ce bonheur d'avoir déjà lu le livre qu'un personnage tient dans sa main - et lit. 

La lecture de l'ensemble nous donne à ressentir la visite de deux fantômes différents : dans Une partie rouge, la Jane de l'inspecteur Schroeder, composée des fragments qu'il a pu rassembler sur sa mort, au fil des années. Et dans Jane, un meurtre, la Jane de l'autrice, plus transparente encore, presque confondue avec le texte lui-même - avec l'autrice elle-même ?

Peut-on écrire alors qu'on est encore vivante ? Comme dans Bleuets, peut-être Maggie Nelson nous pose-t-elle la question de l'amour, qu'elle définit à un moment du texte comme une boîte de plexiglass soudé renfermant des éclats de verre brisé, jouant dans la lumière. 

Rassemblant dans un même plan de l'espace tous les objets les plus vils et les plus éparpillés, l'inspecteur, comme la poète, les mains libres, tente de les agencer les uns vis à vis des autres - une cloche sur un cœur,  un bas de soie sous un train - pour leur donner un sens ; alors que l'assassinat de Jane n'en a eu, lui, strictement aucun - sinon celui de donner à Nelson et à Schroeder la volonté de passer un temps de leur vie à cela. 

K.A.






 

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