L' Anomalie, d'Hervé Le Tellier

 Toile de Jouy, Manufacture Oberkampf.
Collection Musée de la Toile de Jouy.

 

Mon oncle est gentil. Il m'a prêté le dernier Goncourt. Je suis encore plus gentille que lui : je l'ai lu. 

Et pour ne rien gâcher, je suis belle. Mais on en parlera une autre fois. 

Un avion A1 contient un tas de passagèr.e.s, que nous nommerons T1. Il vole en mars. Il traverse une zone de turbulences, s'en sort indemne, atterrit. En juin de la même année, à l'endroit du ciel où le premier avion avait réussi à s'extirper du trou d'air, un duplicata A2 de cet avion surgit de nulle part. Il s'agit du même appareil, piloté par le même homme et transportant les mêmes passagèr.e.s, en un tas que nous nommerons T2. 

On a donc une longue griffure de biographies parallèles : une avocate se fait humilier à Philly tandis qu' un architecte tombe amoureux à Paris, alors même qu'un musicien se fait les ongles à Lagos - façon Babel. (Oui, Babel, ce vieux film d'Alejandro González Iñárritu). Et puis tout ce beau monde embarque dans un avion, et atterrit en tas T1. 

Trois mois s'écoulent, au terme desquels les mêmes personnages surgissent de nulle part, au beau milieu du ciel, et atterrissent en un tas T2. Une masse de scientifiques est alors convoquée par Hervé, pour expliquer l'intriguant phénomène. Mais ils sont placés face à des journalistes et à des politicien.ne.s au point de vue desquels Hervé amalgame gentiment celui du/de.la lecteur.ice et qui, elleux, ne bitent pas grand chose à ce que racontent les geeks. Pratique.

Hervé crée plein de personnages bigarrés : une transfuge de classe, un architecte déprimé, une popstar nigériane, un tueur à gages incestueux. Puis, il les empile dans un avion qui atterrira deux fois sur Terre, à trois mois d'intervalle. 

Soit E1 l'évènement qui arrive à T1 en un laps de temps L tel que L=3 mois. Calculez E1 sachant que quand T1 rencontre T2, il faut que ce qu'iels auront à se dire intéresse le.la pauvre lecteur.ice qui nous a suivi.e.s jusque là.  Alors ? Des idées ?

Eh bien oui ! Hervé en a des tas. En trois mois on peut, par exemple, se défenestrer ou bien alors euhmmmmm tomber enceinte, se faire quitter, tomber amoureux.se ... En ce laps de temps, il arrivera à chacune un bon gros évènement E1. On en aura pour notre argent. Petit bémol : aucun évènement  n'est intimement vécu par les personnages-même ; tout est conçu, de loin là-haut, par Hervé, qui bricole ses  équations biographiques avec un trou d'air de trois mois en plein milieu. 

À la fin du livre et alors que, pour en arriver là, on s'est collé les biographies cumulées d'un certain nombre de gusses, suivies des élucubrations d'un groupe de matheux dépassés, Hervé (qui se fait représenter ici par le FBI) fait donc se rencontrer T1 et T2. 

Et là, rien ne se passe. J'avoue, ça déçoit. Les pédopsychiatres élucubrent, le tueur à gages se trucide, la femme enceinte dispute le père de son enfant à son double stérile. 

C'est pas cubiste, non. C'est pas cut-up, non plus. L'oulipien Hervé, s'il s'est imposé une contrainte formelle, a sans doute choisi celle de l'adaptabilité sans douleur au cinéma.  

J'ai jugé cette anomalie bien conforme aux règles en vigueur à Saint-Germain-des-Prés. D'aucun.e.s se réjouiront qu'un semblant de science-fiction se faufile enfin en littérature blanche, mais ne vaut-il pas mieux, à ce compte, lire Céline Minard ? 

J'ai gentiment rendu L'Anomalie à mon oncle ce soir, avec un petit mot dedans. 

K.A.


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