Toutes ces foutaises, de Ezzedine Fishere


Velours Kasaï. Raphia, teinture végétale. République démocratique du Congo,
confédération Kuba,peuple Shoowa,
collection Fondation Jean-Félicien Gacha.


L’ Égypte, depuis la France, est rarement regardée en tant que société contemporaine. Un premier roman, publié en 2002 par les éditions Merit, avait pu éclairer une époque actuelle de l’ Égypte : L’immeuble Yacoubian, d'Allaa El Aswany. Le roman peignait la fin du régime de Moubarak.

Dans le nouveau roman d’Ezzedine Fishere, on découvre de même, décrits avec un humour assez noir, les Égyptiennes et les Égyptiens d’aujourd’hui.

Amal est une femme américaine d’origine égyptienne, qui sort juste de prison en Égypte. Elle y avait été arrêtée pour appartenance à une ONG étrangère visant à déstabiliser le régime. Elle rencontre Omar, un chauffeur de taxi avec qui elle va passer 48 heures avant de retourner aux USA. Le roman se déroule durant ces deux journées.

Amal ne se sent pas en crise, elle est bien dans sa peau. Elle sait qu’elle a un côté américain, un côté égyptien, et que cela forme un ensemble. Mais les autres, toujours, l’ont accusée et l’accusent encore de ne pas être une égyptienne typique. Son propre père a dû quitter l’Égypte à cause de ses activités politiques et a emménagé à Saint-Denis. Elle-même avait trouvé un logement à Épinay-s/Seine pour pouvoir suivre des études à Paris, avant de rentrer en Égypte.  

Pour Amal, puisqu’il y a eu des changements en Égypte, il faut maintenant agir, capitaliser, pousser les choses dans le bon sens. Pour Omar, à l’inverse, tout est foutu et il n’y a rien à faire, face à ce qui se joue, que dormir. Le romancier illustre là les actuelles contradictions dans lesquelles vivent les Égyptiennes et les Égyptiens : d’une part, les changements poussent l’Égypte vers davantage de problèmes et de fragilités et, de l’autre, ces changements peuvent nous apporter des espoirs et opportunités nouvelles.

« Je ne sais pas ce qu’est un.e égyptien.ne typique », dit Ezzedine Fishere, interviewé le 26 mars 2021 à l’occasion du PCMMO. « Les personnages de mon roman  représentent la richesse et la diversité de l’Égypte nouvelle. »

Légalement, en Égypte, il n’y a pas de censure. La censure fonctionne a posteriori. Chacun.e publie ce qu'iel veut. Si une personne, en revanche, se sent mal à l’aise avec ce qu’on a publié, (et si elle est suffisamment haut-placée dans la société), l’État peut retirer le texte de la circulation. En 2015, on a arrêté un romancier et on l’a jeté en prison. On est alors entré dans une phase nouvelle : la spirale répressive se resserrait, les conséquences de la censure devenaient de plus en plus graves.

La répression est donc arbitraire et aléatoire actuellement, en Égypte ; deux personnes qui écrivent deux textes pareillement dissidents seront différemment traitées. Le chaos présent aux niveaux de l’État est également présent en ce qui concerne la censure.  Ezzedine Fishere a décidé de prendre le risque de publier son roman, Toutes ces foutaises. Il a eu la chance que ce texte ne fasse pas l'objet de censure, et de ne pas devenir, lui-même, la cible d'actes répressifs.

Le texte a été traduit en français par Victor Salama et Hussein Emara et publié par Joëlle Losfeld Editions. (On se souvient que Joëlle Losfeld connaît l’Égypte et y a présenté, par le passé, les œuvres d’Albert Cossery. Elle a également présenté des conférences sur Cossery en Égypte et en France.)

L’Égypte, depuis l’an 2000, est en train de vivre des changements sociaux rapides et la révolution Égyptienne en a fait partie, si bien qu’aujourd’hui deux sociétés y cohabitent : la société des égyptien.ne.s de plus de 50 ans, et celleux de moins de 50 ans. Et ces deux générations  ne se comprennent plus, ne peuvent plus communiquer l’une avec l’autre. La culture plus jeune est en guerre avec l’État, car elle souhaite faire part de ce que l’État lui interdit d'exprimer. Mais il y a aussi un conflit entre les jeunes même, à la fois social et politique. On se souvient de l’affaire de la jeune femme médecin, agressée par ses voisins, jeunes eux aussi, et obligée par eux à se défenestrer parce qu’elle avait reçu un patient homme à son domicile. Cette affaire est un exemple du conflit qui a lieu en Égypte au sein-même de la jeune génération. La question des libertés individuelles s'y pose aujourd’hui, brûlante. Ezzedine Fishere s’applique à peindre, dans son roman, une image claire de la nouvelle culture ou plutôt, même,  de la nouvelle diversité culturelle égyptienne.

La lutte pour la liberté en Égypte est beaucoup plus vaste que la seule lutte politique. La beauté de la révolution égyptienne est qu’elle a fait jaillir toutes ces questions. Beaucoup de personnes réclamaient ainsi, avant 2011, des libertés qu’ils n’auraient pas été prêts à accorder à leur femme. Ces contradictions ont éclaté lors de la révolution Égyptienne et nous vivons, aujourd’hui, les conséquences de cela.

Aujourd’hui, la révolution égyptienne a dix ans. Des changements extrêmement profonds ont eu lieu en 2011 et conditionné l’imaginaire politique, social et culturel du monde arabe. Ces changements sont comme des courants sous-marins, politiquement invisibles aujourd'hui, car ils ne réussissent pas encore à se traduire en ces termes, mais appelés, à moyen terme, à avoir des conséquences très concrètes. Pour l’heure ils sont, d'une part, facteurs d’inertie, et, d’autre part, d’action, comme le montrent les personnages d'Amal et Omar, l’une agissant, l’autre siestant tout le jour.

Ce roman est dédié à Sarah Hegazi. Le 22 septembre 2017 , Sarah Hegazi, militante LGBT égyptienne, assiste à un concert de Mashrou'Leila dont le chanteur principal, Hamed Sinno, est ouvertement gay. Elle est arrêtée avec un groupe d'autres personnes pour avoir brandi un drapeau arc-en-ciel en faveur des droits des personnes LGBTQIA+, puis torturée par ses geôliers. A sa sortie de prison, elle s’exile au Canada. Elle y met fin à ses jours le 14 juin 2020.

 

K.A.








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